Philippe Collin : le premier roman remarqué d’un passeur d’histoire(s)


Nous en parlions récemment dans ces pages : en deux générations, les ventes de livres d’histoire se sont effondrées. Une certaine amnésie postmoderne l’aurait-elle emporté ? Alors qu’André Castelot se retourne dans sa tombe, l’intérêt pour le passé, loin de faiblir, se manifeste juste différemment. Par exemple à travers le succès grandissant des podcasts de Philippe Collin. Celui sur Léon Blum a été écouté par 2,4 millions de Français. Le dernier, sur Louis-Ferdinand Céline, en est déjà à plus de 1,5 million d’auditeurs. A 49 ans, Collin s’est imposé comme l’un des meilleurs passeurs d’histoire actuels, et cela quel que soit le format. Depuis la sortie du livre en 2018, il a écoulé 150 000 exemplaires du Voyage de Marcel Grob, son ambitieuse bande dessinée consacrée à l’un de ses grands-oncles, un “malgré-nous” enrôlé de force dans la Waffen-SS. Avec Le Barman du Ritz (Albin Michel), il s’essaie pour la première fois au roman. Autour de Frank Meier, le bartender autrichien (et juif) du célèbre palace de la place Vendôme, gravite tout le gratin nazi de l’Occupation ainsi qu’Ernst Jünger, Sacha Guitry ou Coco Chanel. Mélangeant au shaker sa connaissance de la période et son goût pour la psychologie, le tout allongé dans un récit habilement construit, Collin réussit un cocktail qui devrait griser les habitués de ses podcasts.

Ce n’est hélas pas au bar du Ritz qu’on retrouve l’auteur pour l’interviewer, mais plus sobrement chez son éditeur. Comme on s’en doutait, sa passion pour l’histoire, et singulièrement pour la Seconde Guerre mondiale, remonte à l’enfance : “Je suis persuadé que chaque historien professionnel ou amateur a au fond de lui des raisons de s’attacher à telle ou telle période. Il se trouve que j’ai très peu connu mes grands-parents, trois d’entre eux étant morts quand j’étais très jeune. Or mes deux grands-pères avaient été dans des stalags. Tout petit, je me suis mis à imaginer leurs vies, comment ils avaient été arrêtés, comment ils étaient arrivés en Allemagne… Plus j’ai vieilli, plus ça m’a passionné.” Fils d’un officier sous-marinier qui a été membre du premier équipage du Redoutable, Collin grandit principalement en Bretagne. En 1997, il soutient à l’université de Brest une maîtrise d’histoire sur l’épuration, avec un éclairage finistérien, travaillant pour l’occasion sur 5 000 dossiers individuels. Ira-t-il jusqu’au doctorat ? Le doute l’envahit : “Je rêvais de devenir historien, c’était un fantasme – mais il y a la vraie vie. Ma fac regorgeait de thésards, je me suis aperçu que le chemin serait long, incertain, semé d’embûches. Je viens d’un milieu assez modeste et mes parents m’avaient déjà beaucoup aidé. Enfin, à 22 ans, j’étais aussi tenté par une autre aventure… Je suis parti pour Paris.”

Après être passé par le service historique de la Défense, à Vincennes, où il rencontre Gérard Lefort, il débarque à France Inter en 1999. Il commence comme homme de l’ombre, petite main, faisant des fiches auprès de Marie Colmant et Laurent Bon : “Ces gens très doués m’ont appris à travailler, à trouver des angles, à développer une écriture radiophonique. Ça m’a nourri, même si je gardais au fond de moi mon désir d’histoire.” Problème : à France Inter, en l’an 2000, si la mythique Tribune de l’histoire s’est arrêtée, Patrice Gélinet anime l’émission Deux mille ans d’histoire. Chez les voisins de France Culture, Emmanuel Laurentin présente quant à lui La Fabrique de l’histoire. Bref il n’y a pas la place pour un inconnu de 25 ans. Collin ronge son frein. Grâce à Laurent Bon, il participe au Grand Journal sur Canal + : “C’était très rythmé, clippé… Je me suis dit qu’il faudrait appliquer ça à la radio : trouver une manière plus rapide de cadencer.”

L’été 2005 permet à Collin de décoller. Bernard Chérèze, alors directeur des programmes de France Inter, lui confie une émission dominicale, Comme un ouragan. Malgré une tranche horaire délicate, au milieu de l’après-midi, c’est un succès. A la rentrée, voilà Collin aux manettes de Panique au Mangin Palace, le dimanche de 11 heures à midi : “C’est un créneau historiquement important. Au début j’ai vidé la salle : le nombre d’auditeurs est passé de 900 000 à 400 000. Au sondage d’après, on est revenu à 900 000. En 2010, on a fini à 1,8 million. J’avais prouvé que je savais faire une radio bizarre, décalée, qui trouvait son public.”

“Un passeur désireux de servir le savoir historique”

Tout en continuant de travailler pour France Inter, il planche longuement sur sa bande dessinée Le Voyage de Marcel Grob, qui sortira à l’automne 2018 et deviendra un best-seller : “Depuis toujours, je cherche à créer des dialogues intergénérationnels. J’y vois une des clés de la société. A la radio, j’aime mélanger les références. La BD est un vecteur populaire, et ça me plaisait d’investir ce médium. En confiant mon projet aux éditions Futuropolis, je savais que j’aurais un bel objet, qui entrerait dans les familles – il serait sur la table basse, un adolescent ou un jeune adulte pourrait s’en emparer… C’est ce qui s’est passé.”

Le trou noir de l’année 2020 retarde l’échéance, mais un déclic a eu lieu dans l’esprit de Yann Chouquet, chargé de la grille de France Inter. En 2021, sa radio est partenaire de l’exposition Napoléon à la Grande Halle de la Villette. Il a sous la main un animateur féru d’histoire, capable d’écrire une BD très documentée de près de 200 pages. Chouquet commande à Collin une série de neuf épisodes de quarante-cinq minutes : Napoléon, l’homme qui ne meurt jamais. Collin atteint enfin le Graal. Un an plus tard, il propose un projet a priori moins vendeur : “Je viens d’une famille plutôt gaulliste, mais j’aime beaucoup Léon Blum – à 18 ans, il était le sujet de mon tout premier exposé à la fac. Je ne suis pas partisan, je reste hors de l’idéologie. Je me disais simplement : la gauche ne va pas bien, elle est fissurée, Blum en est un totem, ça peut marcher… J’ai passé neuf mois à préparer ma série, Léon Blum, une vie héroïque. C’est parti très vite, en torche. Ça a changé le statut des séries. La presse s’en est emparée, à gauche puis à droite. J’ai trouvé mon style, et depuis je suis encore mieux staffé.”

Chaque podcast historique de Collin compte désormais 10 épisodes de près d’une heure chacun. Une contre-programmation par rapport aux tweets en 140 caractères : “On m’a souvent dit que la radio va mourir. Mais en voiture, au sport, à la cuisine, quand ils bricolent, les gens écoutent des podcasts. C’est le retour triomphal de la radio !” Lorsqu’on lui demande dans quelle tradition il s’inscrit, Collin cite René Rémond, Pascal Ory et Henry Rousso, sans oublier Christian Ingrao, Bénédicte Vergez-Chaignon et Stéphane Audouin-Rouzeau (son “mentor”). Pas snob, il avoue également “une grande admiration” pour Alain Decaux : “Il était à la fois populaire et scientifique. Il savait créer une dramaturgie dans son récit. Il vous attrapait et ne vous lâchait plus. J’essaie d’avoir la même intensité.” En attendant son prochain podcast en juin (sur le maréchal Leclerc), il ajoute une corde à son arc avec ce roman, Le Barman du Ritz, où il creuse son obsession pour les années 1940 avec en plus “une projection personnelle”. Il rode aussi en province un spectacle participatif sur Blum, avec Charles Berling dans le rôle principal. Quand sera-t-il définitivement historien ? “J’adorerais faire une thèse quand je serai vieux, à la retraite. Pour l’heure, je reste à ma place : celle d’un passeur désireux de servir le savoir historique.”

Le Barman du Ritz, par Philippe Collin. Albin Michel, 409 p., 21,90 €.




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